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Faire du télétravail un travail sain

Dernière mise à jour : 1 mai 2020


Télétravail : le terme est devenu quasi incontournable lorsque l’on aborde la question du travail depuis le début de la crise du Coronavirus. Avant celle-ci en 2018, selon les données de l’Office Fédéral de la Statistique, la part du télétravail occasionnel était de 23,8% tous secteurs confondus [1] ; en revanche, selon RTS Info, la part que celui-ci occupait dans le secteur privé n’était que de 10%. [2] Malgré l’absence de chiffres précis concernant le nombre de personnes mises au télétravail depuis le début de la crise sanitaire actuelle, de nombreuses entreprises – lorsqu’elle n’ont pas eu recours au chômage partiel ou au licenciement pur et simple de leurs employé·e·s – ainsi que l’Etat ont mis la majeure partie de leur personnel au télétravail. Or, toujours selon RTS Info, la pratique pourrait bien s’ancrer durablement au-delà de la crise sanitaire actuelle, notamment à la demande des employé·e·s. [3]

Les avantages du télétravail sont très souvent loués et encensés : plus flexible, celui-ci permettrait notamment une meilleure conciliation entre vie privée (ou familiale) et vie professionnelle. C’est dans ce sens que le conseiller national PLR Thierry Burkart a déposé une motion en 2016 demandant la flexibilisation des journées horaires telles que définies par la Loi sur le Travail (LTr), unique législation suisse en la matière outre le Code des Obligations (CO) : pour ce grand défenseur des droits des travailleuses et des travailleurs, le travail ne doit plus être limité à un cadre de 14 heures continues ni interdit le dimanche et la nuit, mais il faudrait permettre aux travailleur·se·s de finir leurs journées au-delà de 21h et de les recommencer avant 7h du matin (sic). [4]

C’est là que commencent les dangers, largement passés sous silence, du télétravail. Car cette pratique comporte de très nombreuses zones d’ombres : réglementée uniquement pour certaines administrations cantonales, notamment dans les Cantons de Vaud et de Genève [5], il n’y a aucune législation la régulant concernant le secteur privé. Les diverses tentatives des partis de gauche pour légiférer à ce sujet, que ce soit au niveau cantonal ou national, ont généralement été balayées sans plus – bien que certains politicien·ne·s, à l’instar du Conseiller d’Etat vaudois Philippe Leuba (PLR), reconnaissent explicitement les problèmes posés par le télétravail, comme « la difficulté de vérifier le travail de nuit et du dimanche » conformément à la LTr. [6]

Les législations existantes, qui ne concernent que l’administration cantonale, sont elles-mêmes problématiques : dans la Directive d’application 48.8 de la Loi sur le Personnel (LPers) du Canton de Vaud comme dans le Règlement sur le Télétravail (RTt) du Canton de Genève, presque identiques, tous les risques du télétravail sont mis à la charge de l’employé·e. Ainsi, par exemple, selon l’article 7 de la Directive 48.8 de l’Etat de Vaud – similaire pour le Canton de Genève (RTt, art.11 al.2) – c’est “le/la collaborateur·rice” qui “veillera à ne pas effectuer de travail de nuit”, et, le cas échéant, ce travail “ne donne lieu à aucune indemnité et à aucune compensation”. De même, selon l’article 9 de ladite directive, c’est à nouveau “ le/la collaborateur·rice” qui “met à disposition son équipement informatique privé, de même que sa connexion privée au réseau”, sans qu’aucune indemnisation ne soit prévue. Enfin, la protection des données est entièrement à la charge de l’employé·e (48.8 art. 10 ; RTt art. 18A al.2), sans qu’aucune intervention ou aide de la part de l’employeur·se ne soit fixée par la législation.

Dans ce flou législatif, on notera par ailleurs l’absence la plus totale de la moindre esquisse d’un droit pourtant fondamental lorsqu’il est question de télétravail : le droit à la déconnexion. Le risque de surconnexion et de sollicitation constante est bien réel, et va croissant. Il suffit pour s’en assurer de regarder la motion Burkart mentionnée précédemment : si une plus grande flexibilité dans l’aménagement des horaires pourrait être intéressante pour l’employé·e, rien dans le texte déposé ne fait état des risques de pressions – explicites, implicites voire auto-imposés – que celui/celle-ci pourrait subir. La garantie donnée par la Loi sur le Travail est justement celle d’un temps de repos, bien que minimal. Donner la possibilité de le raccourcir, c’est mettre en danger directement la santé de l’employé·e au nom d’une plus grande “productivité”, d’une plus grande masse de travail abattue en une journée : contrairement à ce qu’affirme Thierry Bukart dans sa motion, ce n’est pas “un petit mail” que l’employé·e envoie à 22h passées, c’est sa personne qu’i·e·l remet toute entière dans le travail à chaque fois, son esprit qu’i·e·l garde focalisé sur celui-ci toute la journée et toute la nuit. Alors que le télétravail devait favoriser la vie personnelle et de famille, la “flexibilisation” fait courir le risque à l’employé·e de se retrouver prisonnier·ère d’un travail qui s’étend désormais sur toute sa vie.


Le télétravail est entré dans la vie de nombreuses personnes et n’en sortira peut-être plus. C’est pourquoi il faut urgemment que les politiques définissent un cadre légal pour le secteur privé et qu’i·e·ls le redéfinissent pour le secteur public de manière à protéger les employé·e·s contre les risques importants que cette nouvelle forme de travail représente. Pour que le télétravail soit véritablement l’outil d’une meilleure conciliation entre vie privée et vie professionnelle, il faut s’assurer que la seconde ne phagocyte pas la première. C’est là une nécessité.


Léon de Perrot


Sources:

[1] Office Fédéral de la Statistique, « Télétravail à domicile (2001-2018). Tableau 2. Travail à domicile avec ou sans télétravail, évolution », 06.06.2019, en ligne : https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/culture-medias-societe-information-sport/societe-information/indicateurs-generaux/economie-nationale/teletravail.assetdetail.8486567.html

[2] « Face au virus, les entreprises se mettent au télétravail », RTS info, 13 mars 2020, en ligne : https://www.rts.ch/info/economie/11159719-face-au-coronavirus-les-entreprises-se-mettent-au-teletravail.html

[3] « Les Suisses veulent davantage de télétravail après la crise », RTS info, 3 avril 2020, en ligne : https://www.rts.ch/info/suisse/11214085-les-suisses-veulent-davantage-de-teletravail-apres-la-crise.html

[4] Thierry Burkart, « Initiative parlementaire 16.484 : Assouplir les conditions encadrant le télétravail », déposé au Conseil National le 16.01.2016, en ligne : https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20160484

[5] Notons par ailleurs qu’il n’existe pas de réglementation unifiée pour les communes et que certaines d’entres elles ne possèdent pas forcément de réglementation propre.


[6] « Rapport de la commission chargée d’étudier l’objet suivant : Postulat Martial de Montmollin et consorts demandant si le télétravail dans l’économie privée est une piste pour nos infrastructures de transports » RC-POS (13_POS_021), déposé au Grand Conseil vaudois en mai 2013, p.2. En ligne : https://www.vd.ch/fileadmin/user_upload/organisation/gc/fichiers_pdf/2012-2017/13_POS_021_RC.pdf



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